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DÉMO OU MEURS

Le slogan “publie ou péris” a longtemps circulé dans les universités américaines. Sans publications régulières sur les avancées de leurs travaux, les professeurs ne pouvaient espérer un avancement de carrière. Ce slogan se transforme avec les nouvelles technologies en : “Démo ou meurs”, la démo étant le mode de transmission initiale de travaux électroniques. Dans les écoles d’art, dans les groupes d’utilisateurs/développeurs, et dans l’industrie, faire “tourner” son projet devant public est devenu une nécessité et le plus souvent demande des qualités de performeur . Ce texte a été le point de départ de plusieurs événements dont les “browser days”. Lors de ces rencontres, les étudiants devaient faire une démo de 3 minutes (et 3 minutes seulement) de leurs projets de navigateur. Repenser le navigateur, c’est rendre opaque ce qui est jusque-là naturel et invisible. Ce texte soulève la contradiction qu’il y a à présenter en personne des projets qui peuvent être distribués à distance, c’est un mode de présentation devenu nécessaire avec les nouvelles technologies et qui s’affirme comme un genre à part entière. (nm)

DÉMO OU MEURS

Peter Lunenfeld

publié dans nettime, 30 juillet 1998 et sur papier dans Snap to Grid, MIT Press, Cambridge, 2000. traduction française Connexion, art, réseaux media, Nathalie Magnan Annick Bureau, ensb-a, 2002.

Au Media Lab à MIT,… nous avons recodifié le slogan universitaire “ publies ou péris ”. Nous disons désormais “ démo ou meurs ”… Quand nous avons ouvert le Media Lab, je n’arrêtais pas de dire aux gens nous devons montrer, montrer, démontrer… Oublie les textes techniques et, quoique dans une moindre mesure, oublie les théories. Nous allons prouver les choses en les faisant.
Nicholas Negroponte

En ce moment-même, quelque part dans le monde câblé, une graphiste fait démarrer son ordinateur, ouvre son book électronique et tente de convaincre un client qu’elle est capable de créer, dans toute sa complexité, une véritable image de marque pour sa compagnie. En ce moment-même, quelque part dans le monde câblé, assis à côté d’un conservateur de musée dont il espère qu’il va lui proposer une exposition, un artiste a du mal à naviguer parmi les difficultés conceptuelles de son interface. En ce moment-même, quelque part dans le monde câblé, une équipe de spécialistes de la  post-production numérique jure intérieurement quand la présentation de son travail au réalisateur s’interrompt pour la troisième fois. En ce moment-même, quelque part dans le monde câblé, une poétesse montre à quelqu’un son premier hypertexte, et s’émerveille de ce que, finalement, il fonctionne.
Au tournant du millénaire, la démo est devenu l’élément crucial de la pratique artistique. Pour les artistes et les graphistes qui travaillent avec les nouvelles technologies, ni le talent, ni le sens esthétique, ni les idées les plus étonnantes ne rattraperont jamais la moindre incapacité à faire une présentation de leur travail sur un ordinateur en direct. La présentation, immortalisée désormais par le credo du Media Lab du MIT “  démo ou meurs ”, est maintenant au cœur de la vie professionnelle de tous les producteurs d’images. Les artistes et leurs machines sont en vitrine, l’organique et l’électronique se morphent continuellement. Cela n’annonce pas seulement l’artiste devenu cyborg ; cela augure aussi de la transformation de la présentation en performance.

La disquette, le disque dur externe, le cd-rom, et le World Wide Web, toile planétaire, tous ces instruments sont au service des matrices son/texte/image multimédias des artistes. Mais cela ne se passe jamais sans problème. L’ordinateur, quelle que soit la machine, le logiciel ou le format, est un mécanisme remarquablement instable dont celui qui veut montrer son travail doit se méfier, d’autant plus que le but de beaucoup de ces travaux est justement d’aller toujours plus loin dans ce qui peut être accompli. Analyser l’esthétique “ démo ou meurs”, c’est poser, à ce sujet, une série de questions : quelle est cette démarche qui consiste à mettre en circulation dans le monde des œuvres qui utilisent par nature des plates-formes instables ? Comment les gens entrent-ils en synergie avec leurs machines ? Sont-ils capables de vite devenir cyborg, même si ce n’est que pendant le court instant de la présentation ? Pourquoi cette dernière augmente-t-elle le techno-stress, même parmi ceux qui sembleraient être les Maîtres de l’Univers Électronique ? Comment se fait-il qu’une technologie qui promettait de remplacer le face-à-face dans la communication finisse par l’exiger ?

Les artistes et les graphistes qui font des démos sont la quintessence des producteurs culturels de l’après 89. Pour notre génération, l’année 1968 a constitué, du point de vue de l’art et de la théorie, un moment pivot, parce que, quelque part, les révolutions perdues de cet été violent démoralisèrent tellement les avant-gardes que la production culturelle s’en est trouvée définitivement transformée. Ce genre de périodisation dont sont, évidemment, responsables les historiens de la culture, est à l’évolution des faits ce que la carte est à la route – un guide utile, mais qui reste une approximation de la réalité. Pourtant de nouveaux repères sont apparus depuis, et, en termes de production techno-culturelle, il me paraît évident que 1989 – avec ses révolutions de velours, ses chutes de murs et ses empires démantelés – est devenue la nouvelle année charnière. Avec la désintégration, dans toute l’Europe de l’est, du communisme et du socialisme d’État, et les réformes qui orientent la République populaire de Chine vers l’économie de marché, le capitalisme est, une fois de plus, en phase ascendante.

Puisque le tribalisme et le fondamentalisme semblent constituer les seules autres options qui existent sur la scène politique, le capitalisme post-industriel apparaît aux artistes occidentaux comme aussi inévitable et tout puissant que l’Eglise chrétienne dut l’être aux yeux des artisans du xie siècle en France. En d’autres termes, pour ceux qui sont devenus adultes dans le monde d’après 1989, toute alternative au capitalisme devient non seulement improbable, mais totalement impensable. Dans ce contexte, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’esthétique “ démo ou meurs” finisse par devenir une valeur d’usage absolue dans la conception que l’on a désormais du travail artistique. Pour ceux et celles qui veulent éviter la mort, la présentation doit être performante : elle doit marcher à l’intérieur des contraintes de l’idéologie générée dans le sillage des technologies numériques. En d’autres termes, cette esthétique est parfaitement adaptée au capitalisme contemporain.

J’ai été, pour écrire cet article, motivé en grande partie par les expériences que j’ai faites avec mes propres démos, ou en organisant des séances pour d’autres. J’ai vécu, pendant des années, confortablement installé dans le ventre de la bête capitaliste postindustrielle : je travaillais pour l’industrie du graphisme informatique. Je m’occupais, entre autres choses, de foires comme la NAB (the National Association of Broadcasters) et SIGGRAPH (le Special Interest Group Graphics pour logiciels et systèmes interactifs et d’images d’ACM). “ Faire un salon ”, ou une foire, signifie installer un vaste ensemble d’équipement informatique,  arranger un stand dans l’immense caverne intérieure d’un Palais des expositions, et essayer ensuite de persuader tous ceux qui passent à votre portée de vous écouter parler de la ligne de votre compagnie, et leur proposer une présentation sur place de ses produits.
Je ne me suis jamais senti aussi maître d’un système numérique que lorsque que j’étais en plein “ mode-démo ”, comme nous disions alors. Il y avait une série définie de programmes que nous déroulions et, – dans l’idéal – l’humain et la machine arrivaient à être synchro pendant les trois ou quatre jours que dure un salon.
J’ai déjà écrit ailleurs sur la dynamique sociologique extrêmement complexe de la foire commerciale, sur la façon dont une “ camaraderie marchande ” s’installe entre les présentateurs et le public des présentations ; mais je voudrais attester ici de la précision, de la concentration dont il faut faire preuve, pour présenter son travail avec des outils électroniques, et dire quelle véritable performance cela représente.
Depuis que je suis revenu à l’Université pour y enseigner au sein de l’Art Center’s Graduate Program in Communication & New Media Design (Post diplôme de l’Art Center en communication et graphisme informatique), l’importance de la performance dans la culture et la pédagogie de l’art et du graphisme numériques continue de s’imposer à moi. Je dirige chaque semestre un séminaire intitulé “ Dialogues numériques ” où j’invite toutes les semaines une personnalité différente. Je coordonne aussi le groupe de travail Southern California New Media Working Group qui se réunit régulièrement pour regarder des démos et développer une analyse interdisciplinaire sur la culture électronique. J’ai ainsi l’occasion d’observer fréquemment comment artistes, graphistes, scientifiques et architectes luttent pour expliquer l’essence et l’importance de leur travail. Et cela dépasse les questions techniques du fonctionnement de la machine, il s’agit de la façon même dont nous serons capables de créer une syntaxe qui nous permettra de “ parler ” avec ces nouveaux médias. Mais assister à tout cela ne suffit pas. Pour comprendre l’impact de l’esthétique “ démo ou meurs”, il faut se pencher sur l’histoire de la présentation des travaux des artistes et des graphistes tout au long du xxe siècle. Car c’est au cours de ce dernier que ces deux professions sont sorties de l’atelier et se sont lancées dans le flot de la production et du commerce culturel. Il faut ensuite comprendre comment l’industrie de l’informatique s’est développée, comment elle se vend au public (et, ce qui est encore plus important, à elle-même) et enfin comment ce mélange particulier de marketing et de prosélytisme s’est introduit dans le domaine de l’art et du graphisme.

Au xxe siècle, artistes et graphistes n’envoyaient presque jamais leurs travaux originaux aux responsables des musées. Et ils ne les transportaient pas non plus pour les montrer au cours de réunion avec d’éventuels clients. Ils préféraient en faire des reproductions, avoir des photos réunies en portfolio, ou en press-book ou encore des diapositives. Le press-book présente divers avantages : qualité de reproduction du travail imprimé, physicalité impressionnante et stabilité évidente. Mais il a aussi des inconvénients, taille, coûts de fabrication des duplicatas et frais d’envois. Les diapositives, qui ne prennent pas de place et ne coûtent pas cher à reproduire, se sont imposées dans les galeries, les agences de publicité, les musées, les bureaux des magazines, les collectifs d’artistes, et les salles de classe.

L’évolution de l’art et du graphisme contemporains vers le numérique devrait, a priori, rendre la présence physique des créateurs encore moins indispensable que dans le scénario précédent. L’archivage sur disque permet de montrer des images en couleur sans dépenser plus d’argent que pour du noir et blanc, et on peut en stocker un millier sur un cd-rom pour le même prix qu’une seule. On peut envoyer des images par Internet à moindre coût, plus vite et plus loin. Finalement, avec la toile, on a accès à des images provenant de n’importe où dans le monde, à n’importe quelle heure, ce qui rend le book sur papier ou les diapositives totalement inutiles. Ceci, du moins, en théorie. Car si tout cela semble merveilleux, et cela le sera peut-être un jour, pour l’instant, d’innombrables problèmes se posent et empêchent le rêve de devenir une réalité quotidienne plutôt qu’une éventualité. En ce qui concerne les archives sur disques, on se heurte à des questions d’incompatibilité entre les systèmes opératoires et les logiciels d’images, ainsi qu’à la non-standardisation du moyen de stockage qui permet de transporter ce que l’on veut montrer, puis de le regarder. En ce qui concerne Internet et les applications www, on est confronté à l’éternel problème de la largeur de bande passante, qui se révèle insuffisante pour les fichiers lourds, et à une possibilité de contrôle sur tout ce qui est de l’ordre du graphisme et de la typographie encore moins grande que dans la présentation sur disque. Et il reste enfin l’universel handicap de toute présentation sur moniteur : les couleurs et leur balance, la taille et la luminosité de l’image changent toujours d’une machine à l’autre (y compris avec des moniteurs de même marque).

En plus de ces problèmes inhérents aux nouvelles technologies, il faut se pencher sur la question de l’interactivité. L’interactivité est la huitième merveille de l’industrie informatique, et pour l’instant – que cela soit un bien ou un mal – être capable de démontrer que l’on peut créer un média interactif est le sine qua non de la présentation d’un travail sur ordinateur. Pourtant, les instabilités de l’interface dont nous venons de parler ne sont qu’exacerbées par les complexités indissociables de l’interactivité. Aussi difficile qu’il soit de déplacer des images fixes d’un endroit à l’autre et de réussir à ce qu’elles ressemblent à ce à quoi elles sont censées ressembler, il est exponentiellement plus ardu de faire en sorte qu’un projet interactif ait l’apparence qu’on a voulu lui donner, sans parler de la façon dont il opère. C’est pourquoi les projets interactifs les plus innovants sont si souvent présentés par les artistes et les graphistes en personne. Ce qui devait remplacer ou renforcer la communication entre deux personnes ne devient que l’occasion de telles interactions. Et en cela, la démo exige de la présentation qu’elle devienne performance.
Il peut sembler étrange de parler de performance pour ceux qui se servent des ordinateurs, alors que cette technologie fait précisément l’objet d’un flot d’idées préconçues sur ses utilisateurs, toujours imaginés comme de pauvres reclus, incapables, ou presque, de faire autre chose que hacker du code dans leurs labos. Mais à la vérité, cela fait déjà plusieurs dizaines d’années que la démo constitue, dans le domaine technologique, un espace de performance. En 1968, Douglas Englebart, scientifique de la Stanford Research Institution, fit peut-être la présentation la plus importante qui ait jamais existé : la première démonstration publique de la souris (un appareil qu’il avait inventé). Et il se servit de ce nouvel instrument pour contrôler une interface graphique qui comprenait des fenêtres d’éléments d’hypertexte et de téléconférence vidéo. Il a fallu plus de vingt ans pour que cette vision d’une informatique multimédia, interactive et personnalisée soit diffusée auprès du grand public, mais la démonstration réalisée par Englebart avec son prototype fut une source d’inspiration pour tous les hackers, les ingénieurs et les entrepreneurs qui composaient son public ce jour-là. C’était bien autre chose qu’un article dans un journal scientifique ou qu’une conversation autour de la table aux laboratoires Bell. Englebart prouva devant eux l’applicabilité de son concept en direct.

Au cours des décennies qui ont suivi, on a vu apparaître des maîtres de la démonstration – on les appelait les dieux de la démo – des gens capables de porter explications techniques et arguments de marketing à un niveau grandiose. Regarder Steve Jobs, le co-fondateur d’Apple, chauffer des salles immenses, était comme assister au sermon d’un grand prédicateur. Beaucoup se souviennent des exploits d’Andrew Hertzfeld, vétéran d’Apple puis co-fondateur de la compagnie de logiciels General Magic, qui était capable de programmer en temps réel au cours d’une séance de démo. “ Il semble prendre plaisir à voir son système buguer en pleine démonstration ”, écrivit un autre programmeur dans le New York Times. “ Il dit quelque chose comme ‘Oh, je sais ce que c’est’, et vite, il tape sur son clavier un ordre qu’il envoie à son débugueur. On ne sait jamais si c’est une mise en scène qu’il a répétée ou s’il est vraiment si fort que ça. ” Parmi ces grandes figures, il y a aussi Michael Backes et Scott Billups à qui l’on doit d’avoir, avec d’autres, développé “ Sillywood ”, association très “ in ” de Silicon Valley et Hollywood. Backes, scénariste et co-fondateur de la compagnie de jeux sur ordinateurs Rocket Science, et Billups, gourou de la production des technologies numériques, organisèrent les séances de démo légendaires qui ont eu lieu ces dix dernières années dans le cadre de l’Advanced Technologies Program de l’American Film Institute. Pendant presque dix ans, Backes et Billups ont coordonné à l’AFI des soirées qui firent date, les Tuesday Night Salon, au cours desquelles ils affûtaient leurs propres talents et accueillaient les innombrables dieux de la démo qui passèrent sur le campus de l’AFI à Los Angeles.

Le besoin de démonstration qu’a l’industrie de l’informatique est si prégnant que des gens qui n’ont pas les qualités techniques nécessaires à l’action en direct ou dont la personnalité n’est pas faite pour la scène se laissent entraîner à participer à des séances de démo. Pourtant, ce ne sont pas les erreurs de marketing des compagnies qui m’inquiètent ici, mais la façon dont la démo fait maintenant intrinsèquement partie de la pratique artistique. Nous avons assisté à un déplacement de l’esthétique “ démo ou meurs” du milieu scientifique du Media Lab vers le domaine culturel dans son ensemble. À partir du livre fondateur de Stewart Brand Inventing the Future : The MIT Media Lab, qui date de la fin des années 80, avec ensuite l’impact qu’a eu, au début des années 90, le premier Mondo 2000 puis Wired sur la communauté intellectuelle, et enfin la généralisation du numérique dans tous les médias classiques au tournant du millénaire, la démo est arrivé au centre de la scène. On attend maintenant des artistes et des graphistes qu’ils soient à la fois capables d’utiliser un média sophistiqué et de démontrer à des clients ou au public que ce média est vivant avec le zèle  missionnaire de Job, les nerfs d’acier de Hertzfeld et les brillantes prestations de Backes et de Billup.
L’esthétique “ démo ou meurs ” semblerait remettre en cause le vieux stéréotype selon lequel l’artiste laisse son œuvre parler d’elle-même. Mais ce qui s’est passé, en vérité, c’est que depuis presque vingt ans la formation des artistes et des graphistes a pris un cours de plus en plus discursif. De façon assez paradoxale, l’esthétique “ démo ou meurs ” est liée à la subtile rhétorique de la critique qui s’énonce au sein des écoles d’art. La critique est un des éléments centraux de l’enseignement artistique. Elle peut être accommodée à diverses sauces, mais les choses se passent généralement de la façon suivante : un étudiant présente son travail (souvent dans son atelier) aux autres étudiants et à leurs enseignants, tous discutent en détail (et souvent de façon très pointue) du travail montré et celui qui est sur la sellette se défend courageusement. Avec l’apparition, dans les années 60, des pratiques liées à l’art conceptuel et la place prise, depuis la fin des années 70, par la théorie critique, la critique a tendance, en particulier dans les écoles d’art et de graphisme les plus prestigieuses, à prendre une tournure de plus en plus linguistique, dans laquelle le discours sur le discours de l’art est au moins aussi important que le discours sur l’art.
Cette ascension de la critique jusqu’à la position prééminente qu’elle occupe actuellement a fait l’objet de controverse, mais on ne peut nier qu’elle a produit une génération d’artistes, de graphistes et de concepteurs extrêmement loquaces, capables de discourir sur leur pratique sans la moindre timidité. Pour beaucoup de jeunes artistes, graphistes ou concepteurs qui travaillent avec le numérique, la démo n’est que la suite logique de la critique d’atelier, et les prouesses scéniques qu’elle exige sont un corollaire naturel de la façon dont ils ont revêtu le narcissisme inhérent au personnage de l’artiste. Pourtant, ce qui se passe en ce moment dégage de drôles de vibrations : en une étrange symbiose avec leur machine, des artistes font de la retape dans les foires. Mais comme nous l’avons vu plus haut, cette symbiose n’est jamais stable, chacun des deux partenaires – l’humain et la machine – manœuvre continuellement pour dominer l’autre.
Ces dernières années, peu d’artistes sont allés aussi loin dans l’exploration du caractère performatif de la démo que l’Australien Stelarc, dont le travail questionne les idées reçues sur la place du corps dans une culture technologique. Avec le temps, Stelarc s’est fait la réputation d’être un artiste capable de mettre son corps en danger pour réaliser ses objectifs. Dès le milieu des années 70, et pendant plus d’une décennie, il se lança dans une série de performances dans lesquelles il se suspendait, perçait sa chair avec des crochets, faisait subir à son corps des modifications ritualisées et se mettait dans des états de transe provoqués par la douleur. Il a ensuite cherché à repousser les limites de l’interface humain/machine : dans Stomach Sculpture (1993), il ingéra une capsule, actionnée par un servomoteur et un circuit logique, qui était auto-éclairante, se rétractait, se dilatait, et émettait des sons, puis il filma cette sculpture à l’aide de caméras endoscopiques d’imagerie médicale. En bref, Stelarc pousse l’esthétique “ démo ou meurs ” à ses limites (et au sens littéral du terme dans le cas de Stomach Sculpture, qui faillit le tuer).
Plus récemment, Stelarc a exploré dans tous les sens la relation du corps avec la technologie, comme on peut le voir sur le Web avec la création de ce qui peut être considéré comme l’ultime méta-démo : Ping Body : An Internet Actuated and Uploaded Performance (Corps émetteur : performance chargée et effectuée sur Internet)  (1996). Avec Ping Body, où il relie son système neuromusculaire au rythme de l’information du net, il élargit ses recherches à ce que Katherine Hayles appelle le Corps Post-Humain. Le roboticien Eric Paulos a décrit cette œuvre de la façon suivante : “ Stelarc attache à son corps un ensemble de stimulateurs musculaires électriques, chacun capable d’envoyer des décharges allant jusqu’à 60 volts, et il les interface directement au flux et au reflux naturels d’Internet grâce à un protocole Internet d’impulsions low-level. Le protocole d’impulsions envoie des pings électroniques à peu près comme un sous-marin envoie dans l’eau des impulsions sonar, et mesure le temps de l’aller et retour d’une réponse entendue par une machine reliée dans ce but à Internet. Stelarc laisse alors son corps presque entièrement sous le contrôle d’Internet pendant plusieurs heures… Au cours de chacune de ces performances, le trafic Internet se manifeste au public par les spasmes que subit le corps “ exposé ” de l’artiste. Le réseau finit par prélever son tribut, et à la fin de la performance, l’homme ne peut souvent même plus marcher. ” Ping Body est, de toute évidence, à la limite de ce que l’on peut qualifier de démo, mais la qualité première du travail de Stelarc est la façon dont il met au premier plan et révèle notre anxiété inconsciente à propos de la technologie.
Qui sommes-nous pour parler de la techno-angoisse que génère “ démo ou meurs ” ? Pour Freud, l’angoisse fonctionne comme un, si ce n’est le plus commun, des symptômes de la névrose. L’angoisse est un phénomène particulièrement intéressant parce qu’elle se manifeste aussi bien physiquement que psychiquement : par une sensation de terreur, certes, mais aussi par toute une série de changements d’ordre physiologique, respiration plus courte, rythme cardiaque accéléré, tension des muscles, et sueur soudaine. Mais Freud lui-même semble avoir ressenti quelque angoisse à propos de sa définition de l’angoisse, puisqu’il revint, à ce sujet, sur ses premiers travaux dans Le Problème de l’angoisse, publié vers la fin de sa carrière, en 1926. Alors qu’il avait autrefois considéré l’angoisse comme le résultat de quelque chose, il y voyait désormais le signe de ce qui allait se passer ensuite. C’est-à-dire que selon ses théories les plus anciennes, l’angoisse était une manifestation de la répression – généralement celle de la libido –  alors que ses derniers travaux insistaient sur la façon dont l’angoisse fonctionnait en tant que signe d’avertissement d’un mouvement d’impulsions ou de sentiments de l’inconscient vers le conscient.
Ce que j’ai choisi d’appeler ici la techno-angoisse relève à la fois des deux définitions de Freud ainsi que d’une conception plus générale de l’angoisse. Tout d’abord, l’angoisse produite par l’ère du “ démo ou meurs ” n’est pas la nervosité que la technologie provoque souvent. Elle n’est ni le résultat de la séparation entre sciences exactes et sciences humaines, ni un scepticisme corporatiste soulevé par l’automatisation. Il ne s’agit pas de l’histoire du Grand Méchant Distributeur qui va manger la petite carte de crédit, ni de celle du micro-onde qui va brûler le poulet, ou des montres digitales trop compliquées à programmer. La techno-angoisse est plutôt une sensation spécifique de ceux qui connaissent intimement leurs machines et leurs systèmes. C’est une nervosité qui n’a rien à voir avec la névrose. Quand des gens viennent dans leurs ateliers, les artistes, les graphistes et les concepteurs-designers qui ont donné forme à notre techno-culture ont peur que leur système se plante parce que les systèmes se plantent régulièrement. Quand ces individus créatifs quittent les systèmes particuliers de hardware, software et écrans qu’ils ont configurés eux-mêmes, ils craignent un manque de compatibilité parce qu’ils ont déjà connu des dizaines clash de logiciels et autres fonctions absentes. Le vieil adage “ Ce n’est pas parce que tu es parano que personne ne cherches à te descendre ” se vérifie tous les jours dans toutes les présentations (même s’il semble au spectateur que tout s’est bien passé).
Freud abordait l’angoisse dans sa relation avec la dynamique de l’inconscient – une lutte entre différentes parties de l’esprit humain. La techno-angoisse élargit cette métaphore à la dynamique du non-conscient. La dynamique du non-conscient est la partie machine de l’interface humain/ordinateur. La techno-angoisse peut être vue aussi bien comme le résultat que le signe annonciateur des pressions refoulées de l’artiste cyborg. En invoquant l’artiste cyborg comme je l’ai fait dans tout cet essai, je me place évidemment aux côtés de Donna Haraway et de son “ Manifeste du cyborg, essai le plus souvent cité, parfois mal cité, et même trop cité de cette dernière décennie. L’organisme cybernétique (ou cyborg, pour faire plus court)  contient des éléments à la fois organiques et technologiques et les limites qui le définissent font l’objet de continuelles contestations. Est-ce que le port de lunettes marque le début du processus ? Est-ce qu’une machine inorganique dotée de la structuration du cerveau humain transcende l’appellation de “ simple robot ” et peut prétendre endosser la robe du cyborg ? Quels sont les effets sur la subjectivité de l’échelle mobile de la viande et du métal (pour reprendre le langage de la science-fiction cyberpunk) ? Y a-t-il  une essence humaine qui infiltre l’ensemble du processus ? Ou bien y a-t-il, au contraire, incorporation des systèmes technologiques dans les expressions corporelles de l’essence même de l’homo faber ?
N’oublions pas que la combinaison de l’humain et de la machine a aussi eu ses poètes. Crash, roman publié par J.G. Ballard en 1973, reste l’évocation la plus frappante de notre fin de siècle.  Cette vision érotisée de l’accident de voiture, dans laquelle l’humain s’unit à la machine,  garde encore tout son pouvoir (ce qui est sans aucun doute la raison pour laquelle David Cronenberg en a récemment fait un film, d’ailleurs beaucoup moins réussi) : “ Nerveusement, j’ai soulevé mes jambes et placé mes pieds sur le caoutchouc des pédales, que le choc avait expulsées du bloc moteur. La manœuvre m’obligeait à replier mes genoux contre ma poitrine. Devant moi, la planche de bord s’incurvait vers l’intérieur. Les cadrans du compteur de vitesse et de la montre étaient brisés. Assis dans cet habitacle déformé au tapis de sol humide et poussiéreux, je tentais de me revoir en esprit au moment de la collision, de recréer l’instant où la relation technique de mon propre corps – ma peau forte de ses certitudes – et de la structure mécanique qui l’enveloppait s’était brisée.”
Je m’intéresse moins ici au débat sur les qualités post-humaines du cyborg qu’à la façon dont l’idéal du cyborg affecte l’esthétique “ démo ou meurs ”. Le but de cette esthétique, comme cela devrait maintenant être clair, c’est cette présentation qui contient une interface sans coutures entre l’humain et la machine. L’attention ainsi portée à la présentation comme performance élargit l’excellente métaphore du théâtre qu’a proposée Brenda Laurel à propos des productions culturelles numériques dans Computers as Theatre, qui est devenu un texte de référence. Mais le travail de Laurel traitait principalement du design de l’interface en relation avec la scène, alors que l’esthétique “ démo ou meurs ” insiste sur la relation spécifique qui existe entre les êtres humains qui réalisent la démonstration et ceux qui les regardent. Dans un article spécialisé intitulé “ démo ou meurs : L’Interface de l’utilisateur comme théâtre de marketing ”, Annette Wagner et Maria Capucciati, ingénieures de SunSoft, accordent autant d’importance, dans leur analyse, à une interface qu’elles avait conçue pour un système qui n’était “ pas  un produit ” mais qui ciblait spécifiquement les “ événements de  marketing, et en particulier l’annonce d’un produit… Nous savions que, dans la présentation, la réalité ne compterait pas autant que la perception. ”
Un des aspects les plus fascinants de la démo comme performance est la façon dont elle imite les rituels particuliers du spectacle de prestidigitation. Le prestidigitateur, qui est spécialisé dans les tours de passe-passe et de cartes, doit être maître dans l’art de détourner l’attention et d’obliger à faire des choix. Les bonnes démos  ont des qualités similaires. Pendant la séance de démo, l’attention des utilisateurs est subtilement dirigée sur les fioritures de l’interface, entraînée vers les zones du programme qui sont chaudes (c’est-à-dire programmées pour offrir une réponse active à l’input de l’utilisateur) et détournée des sections qui ne fonctionnent pas bien ou qui ne sont pas terminées (et qui buguent facilement). Le spectacle de magie doit créer une apparence de fluidité :  l’histoire de la pièce de monnaie qui sort de l’oreille, de la canne qui jaillit du mouchoir, de la colombe qui s’envole du chapeau est une fiction acceptée de part et d’autre. Il y a une vraie magie dans la magie, elle est de nature psychologique : un magicien doué est le maître de vos perceptions.
J’ai parlé plus haut des liens entre la démo et le morphing, mais peut-être devrais-je y revenir. Le morphing a justement cette qualité particulière d’attirer notre attention sur l’espace de transformation, en remplaçant la redirection psychologique du tour de passe-passe par le pouvoir brut de l’effet. La démo, grâce à la présence physique de l’artiste, est plus “ magique ” que le morphing. En essence, ce dernier rend visible ce qui ne devrait pas être vu : le lieu de la transformation. Considérez un des clichés les plus rabattus de notre culture dans ce domaine, la transformation d’un homme en monstre. Avant, la transformation proprement dite n’apparaissait pas : dans The Wolf Man (L’homme loup, George Wagner, 1941) Lon Chaney tourne le dos à la caméra,  et ne se retourne qu’une fois transformé en monstre. De même que la géographie créative du cinéma nous permet d’éluder l’espace en sautant d’une scène à l’autre, cette acte de transformation hors écran est d’ordre essentiellement psychologique – il se déroule non pas dans le personnage, mais dans la tête du spectateur. Dans Understanding Comics : The Invisible Art, (Comprendre la bande dessinée : l’art invisible), Scott McCloud place la force de cette forme d’expression qu’est la bande dessinée dans le travail créatif qui est fait par le lecteur dans les fonds de page – en d’autres termes, McCloud pense que le potentiel imaginatif maximum se trouve précisément là où la représentation s’absente totalement. Et comme le fond de page entre les images d’une bande dessinée, le dos tourné de Chaney invite l’imagination à inventer un processus de transformation tellement horrible qu’il est impossible de le visualiser. Mais la technologie a eu un vaste impact sur ce que nous considérons comme impossible à visualiser. Quarante ans après The Wolf Man, le film de John Landis, An American Werewolf in London (1981), montre comment la transformation se déroule. Les effets spéciaux qui ont valu un Oscar à Rick Baker permettent aux spectateurs d’assister à l’action lycanthropique : nous voyons la peau nue se changer en fourrure, la bouche en museau, les dents en crocs.  Grâce à l’ordinateur, ce que Landis et Baker ont réussi à faire en travaillant avec des prothèses et des arrêts sur image est maintenant à la portée de tous ceux qui ont deux images, et envie de les morpher.
Dans une bonne démo, on retrouve une part du plaisir que l’on a à regarder un camelot : le plaisir de se faire avoir. Critiques et théoriciens sont tombés eux aussi sous le charme, et pas seulement sous celui des démos auxquelles ils ont assisté, ils ont été séduits par l’idée d’en réaliser eux aussi. En fait, il est difficile, pour les critiques et les théoriciens, d’analyser ce champ de la production culturelle, et virtuellement impossible de l’enseigner sans donner soi-même des séances de démos. Mais alors, que pouvons-nous dire de définitif sur l’esthétique “ démo ou meurs ” ? Comme beaucoup d’autres choses intéressantes, elle contient une multitude de contradictions. Elle annonce qu’elle a affaire avec la technologie, mais elle exige la présence du corps. Elle parle le langage du progrès, mais elle entraîne un étrange retour à la valeur culte de l’objet d’art. Elle est à la fois baratin commercial et spectacle de magie. Elle est, pour utiliser les mots de la publicité, la vie comme on vit aujourd’hui.

Trad : M.H.D.

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