Culture 07/05/2011 à 00h00
Phileas Fogg 2.0
Enquête
Suivant l’itinéraire du héros de Jules Verne, Gwenola Wagon a effectué un tour du monde virtuel. Rasant le globe Google Earth, submergée d’infos, d’images 3D… 80 jours ne lui ont pas suffi. Carnet de bord.
En 1872, l’intrépide Phileas Fogg, relevant le défi des membres de son club londonien, entreprend son tour du monde en 80 jours. Un voyage éclair rendu possible par les progrès scientifiques et techniques de l’époque, la révolution des transports et l’ouverture de nouvelles voies de communication.
Près de cent quarante ans plus tard, l’artiste Gwenola Wagon décide de refaire ce périple sur les pas du gentleman britannique et de son domestique Passepartout, à l’ère du réseau et de l’ubiquité, sans quitter son fauteuil… derrière l’écran de son ordinateur. Sur le globe virtuel Google Earth. Une «expédition mentale» qu’elle documente dans un blog et retrace dans un livre singulier Globodrome (1), version contemporaine du carnet de bord de Jules Verne, entre récit de voyage illustré d’anecdotes et de captures d’écran, enquête prospective et essai sur cet étrange objet qu’est Google Earth.
«Il s’agit d’extrapoler ce qu’avait anticipé Jules Verne, c’est-à-dire un lieu et une méthode pour les embarcations imaginaires. L’objectif est de dépeindre le monde sous la forme d’un roman géographique et scientifique sans connaître physiquement aucun des endroits traversés», écrit Gwenola Wagon.
Parallèle
L’artiste, 36 ans, n’a jamais voyagé dans ces pays-là, tout comme Jules Verne. «Il se servait de cartes, d’atlas, des récits de voyageurs de l’époque et surtout des revues scientifiques sur les dernières innovations techniques. On raconte qu’il avait un planisphère recouvert de tous les trajets effectués par ses personnages, un globe sillonné de raies rouges, bleues. J’imagine Verne piquant d’une épingle le territoire vierge puis lire “tout” ce qui a été publié sur ce sujet.»
Le parallèle avec Google Earth lui saute aux yeux. Le globe hypertextuel est directement relié au savoir encyclopédique, et fait converger de nombreux sites de partage d’informations, les vidéos YouTube, les articles de Wikipédia, les images de Panoramio ou de Street View. «Depuis que la plus grande partie du monde se propage par ses représentations, nous n’avons jamais autant rêvé du monde qu’en images. Le globe virtuel devient ce modèle qu’on peut embrasser d’un coup d’œil et appréhender d’un clic», écrit l’artiste, maître de conférences à l’université Paris-VIII, également membre du collectif Nogo Voyages. Une agence de voyages expérimentaux conçus avec Alex Knapp, architecte et photographe et Stéphane Degoutin, théoricien et artiste (Libération du 30 mai 2009). Dans le Tour du monde en 80 jours, les pays traversés servent de prétextes à Jules Verne pour se livrer à une analyse du monde chamboulé par la révolution des transports. Dans Globodrome, ce sont les effets de la révolution des télécommunications et de l’information que Gwenola Wagon explore, en éclusant toutes les métadonnées trouvées sur le chemin.
Salle de contrôle
Au fil de son périple numérique, elle consulte toutes les traces qui encombrent le globe virtuel, dispersées par les utilisateurs. Une expédition qui s’apparente à une performance et qui démarre sur l’île de Groix, où l’aventurière s’isole. Pour se préparer psychologiquement, elle s’aménage une salle de contrôle façon Nasa comme si elle partait pour l’espace, entourée d’écrans, de planisphères, d’écrits, d’images et de cartes, avec une bonne connexion internet.
Pas facile pour cette grande marcheuse qui déteste par-dessus tout rester assise derrière son ordinateur. Elle commence par reproduire l’itinéraire de la carte imprimée dans le roman sur Google Earth, en reconstituant méticuleusement chaque étape. «Le tour du monde de Jules Verne est celui des exploits, une enquête sur les dernières technologies : la vitesse la plus rapide, le chemin de fer le plus long, le plus grand pont. Son héros prend toujours le dernier moyen de locomotion en date, comme le chemin de fer qui relie Bombay à Calcutta, en construction au moment où il écrit et qui oblige les héros à faire une étape à dos d’éléphant.» Son objectif est de boucler le tour du monde le plus vite possible, en faisant des sauts d’un endroit à un autre. «Ce voyage point à point, c’est comparable à ce que fait l’internaute lorsqu’il navigue sur Google Earth, se téléportant d’un lieu à un autre en un clic.»
Arrêt systématique
Gwenola prend délibérement le contre-pied et se lance dans une traversée d’Est en Ouest en rasant la surface du globe, se mettant à une échelle assez proche du détail, cliquant systématiquement sur tout ce qu’elle croise sur sa route : une donnée météo, une vidéo amateur géolocalisée, un article Wikipédia, une carte de la Nasa (celle du plancton ou de la mangrove qui se fond miraculeusement dans les eaux bleues électriques de Google Earth), des photos Panoramio, telles ces myriades de coucher de soleil sur la mer d’Aden mis en ligne par des particuliers, ou encore ces «land enigmes», signes étranges repérés dans les images satellite et commentées par des utilisateurs, comme cette énorme tâche d’huile sur la mer Rouge.
«A partir de Brindisi en Italie, je suis en pays inconnu. Je clique sur un mer d’icônes, l’arrivée dans le canal de Suez est fascinante. Sa traversée m’a pris plus d’une semaine, il y avait tant de choses à voir. Je me suis vite rendu compte que quatre-vingts jours ne suffiront pas, il me fallait du temps pour collecter, visionner, trier toutes ces informations.» Guerre des Six Jours, paquebots de croisière en pagaille, photographies d’entrée dans le canal comme si on y était, de jour et de nuit, paradis artificiels et oasis pour touristes égrénés le long de la mer Rouge…
Impression de flottement
La voyageuse immobile doit sans cesse alterner vision frontale et vue du dessus pour ne pas se perdre et éviter le mal de cœur. «Au bout d’un moment, on perd la notion du temps. Pour ne pas perdre la notion d’espace, il faut recourir aux outils, s’aider avec la boussole», dit l’artiste que déplore l’absence d’un fonction «gravité» pour contrebalancer cette impression de flottement. «Au bout de deux heures, je devais m’arrêter. J’avais vraiment l’impression d’être collée au globe comme une mouche et de m’en prendre plein la vue, c’était vertigineux, je m’avalais des tonnes d’informations très dures.» Ecouter Gwenola Wagon raconter son voyage virtuel, à cette terrasse de bar s’avère aussi captivant que la lecture de son journal.
A Bombay, l’artiste est confrontée pour la première fois à une mégalopole. «Je ne savais comment l’appréhender. Jusque-là, j’essayais de tout lire, mais la densité d’information est telle que ça devient impossible. Je traque les lignes de chemins de fer pour retrouver la gare. Je croise les bidonvilles impressionnants, très visibles car tout Bombay est modélisé en trois dimensions, à l’exception des trous formés par les slums, tout plats.» Plus encore que la découverte ingénue de lieux inconnus, c’est le globe virtuel qui obsède de plus en plus l’exploratrice. «Ce n’est pas seulement une carte, un moteur de recherche, une représentation du monde. C’est un organisme vivant qui pousse, grandit, croît et évolue. C’est vraiment un objet de dramaturgie.»
Arrivée dans le détroit de Malacca, l’artiste prend conscience que la plupart des contenus liés aux océans font référence à des catastrophes écologiques : pollution, biodiversité en danger, avertissements sur les espèces menacées, l’anémone de mer ou les chasseurs cueilleurs, le dragon de Komodo en voie d’extinction. «Ça devient pesant, à tel point que j’ai l’impression que ça pourrait disparaître sous mes clics.» On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec la campagne lancée en 1966 par le pionnier américain Stewart Brand pour convaincre la Nasa de diffuser la première photo de la Terre prise de l’espace, ce globe iconique censé éveiller une conscience écologique globale, qui servit de couverture au Whole Earth Catalogue, creuset de la cyberculture californienne.
«Le récit de Jules Verne vantait une vision positive du progrès à la fin du XIXe siècle, un bien pour l’humanité. Alors que plus on avance sur Google Earth, plus on a l’impression d’une planète en perdition.»
San Francisco, si virtuogénique
A Hongkong, Gwenola Wagon teste le simulateur de vol intégré, pour observer la ville vue d’avion mais se crashe sur les immeubles, continue à pied dans Google Street View, s’enfonce dans les rues pour visiter la ville de l’intérieur, «le meilleur moyen de se perdre définitivement» , s’immerge dans ces étranges bulles qui parsèment le territoire asiatique, constituée d’une image à 360°, de très haute définition.«Ce globe a un côté très ludique, on le manipule comme un jouet, en oubliant parfois que c’est de la planète qu’il s’agit.»
La jeune femme entame alors une longue et pénible traversée du vide, le désert informationnel de l’océan Pacifique selon une hypothétique ligne droite entre Yokohama et SanFrancisco. « J’aurais pu retrouver les lignes régulières des paquebots de l’époque, mais Fogg s’était embarqué sur une frégate.» Au 180e méridien, elle passe le changement de date (décalage horaire qui permettra finalement à Fogg de tenir son pari), et croise une page Wikipédia sur les points extrêmes du monde. «J’avais envie de la copier coller telle quelle tellement cette page était un poème.»
Puis arrive, ébahie, à San Francisco. « Mon meilleur souvenir ! C’est la ville la plus virtuogénique du monde, le meilleur rendu 3D, la meilleure lumière, peut être parce qu’on n’est pas loin de la Silicon Valley et du repère de ceux qui ont créé Google Earth.»
Elle s’embarque sur la ligne de chemins de fer et refait la conquête de l’Ouest en sens inverse. Elle croise une allégorie de la «destinée manifeste», femme angélique personnifiant les Etats-Unis chargée de porter la lumière de la civilisation à l’Ouest. «Cette volonté de faire le bien en disséminant la connaissance anime aussi les inventeurs de Google comme l’atteste leur slogan “Don’t be evil”», tout comme Jimmy Wales, fondateur de l’encyclopédie collaborative Wikipédia. La mission que s’est fixée Google d’organiser l’information mondiale n’est pas exempte de relents impérialistes. Représenter le globe et le mettre à portée de main, c’est incontestablement un objet de puissance. «Le XIXe siècle ambitionnait de quitter l’opacité, ce globe véhicule aussi cette idée de transparence d’un monde dont le moindre recoin doit être visible, accessible», commente Gwenola Wagon. Elle songe à Walt Disney qui adorait les petits trains dont il entourait ses parcs d’attraction. «Sans doute qu’aujourd’hui, il aurait créé une ligne de chemin de fer touristique ceinturant le globe nommé Jules Verne.»
Aucune rencontre
De temps en temps, l’artiste quitte le chemin de fer pour l’Interstate 80 qui la borde et se retrouve embarquée dans des courses folles sur l’autoroute au son des sirènes de police, via les vidéos YouTube de courses-poursuites enregistrées par des dash cameras posées derrière les pare-brise. Elle s’enfile des kilomètres de désert, avant de bifurquer, intriguée par une enseigne clignotante «Mustang ranch», l’un des nombreux bordels autorisés dans l’Etat du Nevada, célèbres pour ses prostituées, les plus belles de la région. «Dans ce voyage où je ne rencontre personne, j’aurais aimé entrer en contact avec elles, mais Facebook n’est pas encore relié à Google Earth» , déplore l’artiste.
En observant les plans quadrillés de Des Moines (Iowa), typique des villes américaines, elle fait le lien avec le quadrillage terrestre effectué par le GPS, technologie de géolocalisation américaine. «Je me sens emprisonnée dans ces grilles. J’ai à la fois l’impression d’une finitude de la Terre, et d’un globe virtuel potentiellement infini puisqu’on peut constamment surajouter de l’information.» Un voyage abyssal dans les données du monde, maillé en surface par les satellites et en profondeur par les câbles de télécommunications, sous-marins numériques dont elle parcourt le trajet sans le savoir.
«Il aura fallu plus d’un an d’exploration, plus de 365 jours pour tourner à 360 degrés», écrit l’exploratrice lorsqu’elle arrive finalement à Londres avec 300 pages de notes et des quantités de captures comme autant de clichés de voyage. «Le trouble entre le monde réel et virtuel est tel que 80 jours ne suffisent pas pour en accomplir le tour», constate Gwenola Wagon, saisie par cette étrange impression que personne ne va croire à son récit. «Lorsque les gens retourneront sur Google Earth pour reproduire l’expérience, ils ne verront pas ce que j’ai vu, parce que les informations auront changé.» Elle compare son périple à celui de l’explorateur du XVIIe siècle François Leguat, décrivant l’île Maurice et sa profusion dans un récit accueilli avec scepticisme, la plupart des animaux ayant entretemps disparu.
Déjà du passé
Tout au long de cette dérive dans «un univers en basse définition», elle se demande si le globe peut concurrencer le monde physique. «Voyager sur Google Earth, c’est un peu comme se déplacer dans une maquette : un univers remodelé avec tous les éléments qui peuvent faire penser au réel à la manière d’un jeu vidéo, ou d’un métaverse.» D’après l’artiste, ce sont deux manières de voyager radicalement différentes. «Il y a des choses qu’on peut découvrir sur Google Earth qu’on n’aurait pas vues dans la réalité. Etre cloué sur sa chaise est si contraignant, ça pousse à creuser toujours plus les couches d’informations. Quand on flâne dans l’espace physique, on n’éprouve pas forcément ce besoin.» Avec la réalité augmentée qui permettra d’accéder aux données via son smartphone, l’hybridation entre réel et virtuel sera sans doute plus grande, suggère l’artiste qui ne peut s’empêcher de se projeter dans le futur.
Se promener sur Google Earth aujourd’hui équivaut à naviguer dans le passé, mais «il sera peut- être possible un jour d’actualiser l’imagerie satellite et de voir la Terre en temps réel, anticipe Gwenola. D’avoir une échelle 1, où le territoire et la carte se confondent.»
En attendant, son rêve, c’est de se déconnecter pendant un mois et de faire cet été une chaîne de montagne à pied.
(1) «Globodrome», de Gwenola Wagon, en version blog (http://globodrome.com/) ou sous forme de livre publié par http://www.lulu.com 26,75 € pour le livre papier, 15 € la version pdf. Rens. : www.nogovoyages.com/80.html
Leave a Reply
You must be logged in to post a comment.